Par Jacques Ravenne

Si l’histoire a retenu le récit de dîners entre grands fauves politiques, marqués par une tension étouffante, la palme revient au banquet offert par les membres du Directoire au général Bonaparte pour son retour d’Égypte, le 6 novembre 1799.

Barras, chef du Directoire, menait grand train en son palais du Luxembourg. Entre deux réunions pour décider d’un nouvel impôt, le voluptueux directeur passait son temps entre les bras des belles du jour, dont une certaine Joséphine de Beauharnais qui venait d’épouser un jeune général, maigre et trépignant, Napoléon Bonaparte. Heureusement, on l’avait envoyé se faire oublier au fin fond de l’Égypte d’où il n’était pas prêt de revenir. C’est dire l’embarras de Barras quand, un beau matin, Bonaparte, encore plus maigre et trépignant que jamais, resurgit à Paris cherchant sa femme dans tous les coins. Plus grave, le général, auréolé de ses victoires exotiques, était en passe de devenir l’idole de toute la France. Dans un pays à l’économie ruinée, menacé aussi bien par des complots intérieurs que des conflits extérieurs, le retour d’un sabreur populaire n’était pas une bonne nouvelle. On décida donc, pour l’amadouer, de lui offrir un grand banquet dans l’église Saint-Sulpice. Comme en plus, on ne savait plus quoi faire de ce grand vaisseau de pierre désaffecté, autant qu’il serve à quelque chose. 750 convives – tout l’establishment de l’époque – se pressèrent dans la nef pour être aux premières loges du spectacle. Ils ne furent pas déçus. Le général entra en coup de vent, se précipita à sa place et sans mot dire, sortit d’une musette des œufs durs et un demi de litre de vin, refusant ostensiblement toute autre nourriture. La rumeur courut aussitôt qu’il craignait d’être empoisonné. Une fois son maigre repas expédié, il disparut aussi vite qu’il était venu. Offensés et scandalisés, les membres du Directoire se demandaient comment ils allaient sanctionner ce général insolent. Ils ne se posèrent pas la question trop longtemps puisque, trois jours plus tard, Bonaparte les renversait par un coup d’État. C’était le 18 brumaire.