Il est des artistes dont la vie est marquée par un quartier. Comment imaginer Breton sans la terrasse des Deux Magots, Picasso sans son atelier de la rue des Grands Augustins ? Delacroix, lui, n’a jamais échappé à l’attraction magnétique du 6e arrondissement.

Delacroix qui jouait enfant dans le jardin du Palais du Luxembourg où son père était ministre sous le Directoire, ne s’imaginait pas qu’il reviendrait, quarante après, comblé de gloire et d’honneur pour décorer la coupole de la bibliothèque du Sénat. Pour veiller sur les rayonnages, Delacroix avait décidé de représenter une scène de l’Enfer de Dante… Un choix qui a dû sans doute décontenancer les sénateurs de l’époque, mais l’artiste, lui, aimait s’inspirer des livres qui avait marqué sa jeunesse. Le peintre, cheveux de jais et moustache broussailleuse, quand il se rendait au pied au Sénat, marchait, à chaque pas, au milieu de ses souvenirs. S’il prenait la rue de l’Université, il revoyait le petit logement où il vivait, solitaire et secret, avec sa mère devenue veuve, s’il s’arrêtait au 20 de la rue Jacob, c’était là son premier atelier, à l’époque des vaches maigres, quand aucun de ses tableaux ne trouvait grâce aux yeux fustigeurs de la critique. Et si, en quête de solitude, le peintre remontait l’étroite rue Visconti, il pouvait encore voir les fenêtres de l’appartement où il recevait Georges Sand et Chopin devenus amant. Un scoop digne de Cerise ! Tant de souvenirs qui, en 1857, l’engagèrent à s’installer définitivement 6, place Furstenberg où il fit édifier l’atelier de ses rêves qui est aujourd’hui son musée. Chaque matin, il se rendait à l’église Saint-Sulpice, non pour tremper son doigt dans un bénitier, mais pour peindre dans la chapelle d’entrée, une de ses œuvres majeures : La Lutte de Jacob avec l’Ange. L’après-midi, il descendait de son échafaudage, délaissait ses pinceaux pour se promener au jardin du Luxembourg. Se doutait-il qu’un jour ses admirateurs lui dresseraient une statue en ces lieux ou bien méditait-il sur l’énigme de sa naissance ? Lui, dont la rumeur, dit que son vrai père fut le sulfureux et fascinant Talleyrand, né, comme par hasard, à deux pas, rue Garancière.

Jacques Ravenne