© Pierre-Olivier – Paris-Première

 

Contrairement à Philippe Tesson*, je ne mourrai pas dans le 6e arrondissement. Fuir le paradis ! Contrairement à Philippe Tesson, je vois, je déplore, j’exècre ce qui a griffé le paysage de mon enfance. La galerie de tableaux de mes parents était 19, rue Mazarine. A l’époque, fin 50, début 60, tout ressemblait aux sinistres photos de Robert Doisneau. Les murs des rues étroites du quartier étaient noirâtres, charbonneuses. Des rémouleurs circulaient aux pieds des éditeurs. Régnait un parfum de tuberculose et de volutes des cigarettes de Boris Vian. A la BNP du boulevard Saint-Germain, ma mère croisait Simone de Beauvoir, le cabas plein d’argent liquide, partant en weekend avec Sartre ou Nelson Algren. Duras rodait et fumait comme un pompier. Le jeune Jack Lang commençait à repérer le coin qu’il allait inonder de légions d’honneur.
Rien ne valait rien.
Des expositions entières de Francis Bacon chez Claude Bernard ou d’Andy Warhol chez Ileana Sonnabend ne trouvaient pas preneur. Édouard Loeb, le marchand de Marx Ernst, laissait sur la vitrine de sa petite galerie, rue de Rennes, un joli mot : « Si vous me cherchez, je suis au bar d’à côté ». Aujourd’hui, les oligarques du monde entier laissent des chèques en blanc pour acheter n’importe quoi. Chez George, rue Mazarine, tout en dévorant une improbable nourriture russe, on pouvait épier les conversations maoïstes et littéraires de Philippe Sollers. Suis-je nostalgique et mélancolique de cette population perdue ?
Les emmerdements sont arrivés avec le ravalement général du quartier. Ce qui était sombre est devenu clair. Bienvenue au fric. La place Furstenberg pourrait être à Gstaad. On achète des fringues, mais Saint-Germain est une pâle copie morale de l’avenue Montaigne.
Pourquoi aller chez Lipp, puisque Jean-Marc Roberts, l’émouvant patron des éditions Stock, nous a quittés ? Jean-Claude Fasquelle et Claude Durand ne sont plus à la barre de Grasset et de Fayard. L’Académie Française est devenue une plaisanterie. Vous connaissez un téléspectateur d’Hanouna qui aurait lu L’Archipel du Goulag ? Où est Pivot ? Peut-on croiser un équivalent contemporain de Becket ? Existe-il un nouveau Nouveau roman ?
Seule reste l’ombre de Modiano du côté de Saint-Sulpice, pas très loin de Catherine Deneuve. Et dans une tour du XIIIe arrondissement, la présence bizarrement réconfortante de Michel Houellebecq.
Quand j’étais petit, 10-11 ans, Antoine Blondin, l’un des hussards de la littérature, se bourrait la gueule à longueur de journée, accoudé au bar lugubre Le Rubens, café qui jouxtait la galerie familiale.
La nuit quand je délire, je rêve de bulldozers qui raseraient tout. La nuit quand je délire, je massacre à la tronçonneuse ce paradis d’enfance. Ce ne sont que les mots de la tristesse, inspirés de la regrettée Françoise Sagan. L’histoire ne repasse pas. Paris était une fête dans les années 50, Londres en 1960, New York à partir de 70, Shanghai depuis l’an 2000, sauf si vous préférez les putes et la violence de Moscou. Aujourd’hui, je dis clairement à mes enfants, s’ils le peuvent, barrez-vous !
A moins que je ne déconne à plein tube. Contrairement à Philippe Tesson.

Guillaume Durand

* NDLR : suite au papier de Philippe Tesson dans notre précédent numéro.